L'Express du 25 mars 1968: Françoise Hardy vit la tête en bas Par Patrick Thévenon, publié le 26/03/2018 à 12:00
Rencontre
avec une chanteuse qui a décidé de ne pas se prendre au sérieux, qui se
passionne pour la littérature et qui tient à maintenir ses distances
avec le vedettariat.
Elle s'avance, précédée des rumeurs les plus
frigorifiques: vous n'en tirerez pas une syllabe, c'est la Belle au bois
dormant, elle vit pratiquement dans le coma.
A 4 heures de
l'après-midi, la Belle au bois dormant ouvre tout juste l'oeil. L'autre
est encore fermé. Mais la voix est nette, le rire clair. La Belle sait
ce qu'elle veut dire et le dit parfaitement.
Il y a deux
Françoise Hardy. L'une rentre d'Afrique du Sud, où elle a donné plus de
trente récitals, deux par jour, trois le samedi. A l'aéroport de Durban,
cinq mille personnes l'attendaient, criant: "We love Françoise, we want
Françoise!". Au Cap, le Pr Barnard est venu prendre un verre avec elle.
Il lui a donné sa photographie et un laissez-passer pour aller voir
l'ancien coeur du Dr Blaiberg, dans son bocal.
Cette
Françoise-là, que les téléspectateurs verront au cours du "Tilt
Magazine" du 27 mars, a vécu, non la première, mais, jusqu'à nouvel
ordre, la plus grande aventure de sa vie.
L'autre Françoise est
restée à Paris, ou ailleurs, dans ses rêves. Elle considère l'événement
et elle l'évalue, avec des mots précis: "Tout cela n'a pas grande
importance. Je garde la tête froide. L'admiration qu'on vous porte de
loin, celle des foules, c'est très facile et très aléatoire."
Il y a
deux Françoise Hardy. Et cela, depuis le premier jour de son succès
(c'était le 8 octobre 1962 à la télévision). L'une agit, l'autre juge.
En toute logique, c'est la première qui devrait vivre, ou en donner
l'impression, tandis que la seconde, réfugiée seule chez elle, pourrait
se livrer en paix à ses fantasmes. Mais, comme les reines de jeu de
cartes, Françoise Hardy ne se contente pas de mener une vie double, elle
en mène une la tête en bas.
Cet air de zombie
C'est
quand elle chante, quand elle signe des autographes et, accessoirement,
quand elle donne des interviews qu'elle s'absente, qu'elle prend cet
air de zombie inspiré qui fait son charme: "La plupart du temps, je
chante en pensant à autre chose, au livre que je suis en train de lire, à
ce que je ferai le lendemain."
En revanche, c'est quand elle parle
d'un tout autre sujet - de ses flâneries dans les librairies à la
recherche d'un livre ou d'un auteur nouveau qui lui fera un choc;
jusqu'ici: Proust, Camus, Céline et Ionesco - qu'elle s'anime, qu'elle
rit, qu'elle découvre son visage, qu'elle lance ses jambes par-dessus le
bras de son fauteuil, qu'elle émet des opinions catégoriques, à cent
lieues des "oui, non, je ne sais pas" qu'on lui reproche souvent - par
exemple: "Pendant la tournée en Afrique du Sud, j'ai lu les oeuvres
complètes d'André Gide. J'ai été horrifiée. Qu'est-ce que ça peut être
démodé!" - en un mot, c'est à ce moment-là qu'elle vit.
Les
deux Françoise se rencontrent parfois: "Je chante mieux quand je suis
malheureuse. Il y a un an, quand je chantais 'Il n'y a pas d'amour
heureux', j'avais la larme à l'oeil." Françoise II avait un chagrin
d'amour, Françoise I en alimentait son talent. Mais, la plupart du
temps, elles mènent des existences parallèles, en bonne intelligence,
sans plus. Françoise II sait garder ses distances, Françoise I ne
l'impressionne nullement: "Prendre ce métier au sérieux, je ne le peux
pas. A 17 ans, je voulais enregistrer un disque. C'était pour moi le
bout du monde. Je ne désirais rien de plus. Le reste est venu tout seul,
sans que j'intervienne. Alors, pourquoi se donner du mal? De toute
façon, je ne puis rien y changer."
Sa participation, si l'on peut
dire, se limite à la passivité: "J'attends. J'attends dans les studios
de télévision, dans les aéroports, dans les hôtels, chez les
photographes. Et quand j'ai un instant de libre, il y a tellement de
choses à faire que je passe mon temps à hésiter et que, finalement, je
ne fais rien."
La voix d'Ella
Mais
tandis que l'une se morfond, l'autre cogite. L'immobilité est propice à
la réflexion. Les sujets favoris de Françoise Hardy sont, outre les bons
auteurs, le rêve: "J'adore dormir parce que je fais des rêves
passionnants. Au moins deux ou trois par nuit. Et je m'en souviens tout
au long de la journée du lendemain." La forme physique: "Il ne faut
jamais se laisser aller. Grossir, c'est déjà vieillir. Je ne fais qu'un
repas par jour, du fromage et du beurre." Elle pèse 49 kilos et mesure
1,72m. L'étude: "J'ai étudié successivement la guitare, le chant, le
yoga, l'équitation et la danse classique. J'ai tout arrêté parce que je
manque de temps. Mais, de toute façon, il vaut mieux commencer les
choses que de ne rien faire du tout."
Et la chanson? Ah! la
chanson. "A 17 ans, j'en écrivais une par jour. Aujourd'hui, je n'en
écris plus qu'une tous les deux mois. C'est très angoissant. Chanter,
c'est à la portée de tout le monde. Si encore j'avais la voix d'Ella
Fitzgerald... Mais faire des chansons, j'aime ça, c'est ma seule
justification. J'ai envie que ça continue."
Là, enfin, les deux Françoise Hardy se rejoignent.